La visite du président de la République Nicolas Sarkozy en Turquie s’annonce difficile.  Les relations entre Ankara et Paris restent tendues en raison du différend qui oppose les deux pays sur la candidature de la Turquie à l’Union européenne ; la France argant en effet que la Turquie ne devrait pas adhérer à  l’Union.

Cette position, promesse de campagne devenue officielle depuis l’arrivée au pouvoir du Président Sarkozy, a amené la diplomatie française à bloquer unilatéralement cinq chapitres des négociations d’adhésion de la Turquie.

Sinan Ülgen
Ülgen est chercheur visiteur à Carnegie Europe à Bruxelles. Ses recherches se concentrent sur les conséquences de la politique étrangère de la Turquie pour l’Europe et les Etats-Unis ainsi que la politique nucléaire et les aspects économiques et sécuritaires des relations transatlantiques.
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Les diplomates et hommes politiques français estiment que les relations franco-turques peuvent être approfondies en dépit de cette différence d’opinion. C’est cette logique que le Président Sarkozy sera contraint, avec force persuasion, de défendre lors de sa visite à Ankara.

Les événements qui secouent le monde arabe pourraient être l'occasion de renforcer les relations franco-turques, en faisant front commun dans leur politique étrangère.

Une relation bilatérale ancienne

Si l’on s’en tient purement aux statistiques, les fondations de la relation bilatérale demeurent solides. Quelque 10.000 étudiants turcs continuent d’étudier la langue française dans des lycées francophones, tel celui de Galatasaray, le «lycée impérial ottoman» qui, depuis 1868, forme l’élite de l’empire ottoman. Paris soutient en partie ces établissements en fournissant des enseignants.

En y ajoutant les affectations des Instituts culturels d’Istanbul, Ankara et Izmir, on arrive à un total d'environ 40.000 Turcs qui veulent pouvoir s’exprimer dans la langue de Molière. En plus de ce dispositif éducatif, les relations bilatérales s’appuient sur des échanges commerciaux substantiels, qui atteignaient environ 11 milliards d’euros en 2010.

Quelque 300 entreprises françaises, qui emploient un total de 70.000 personnes, sont également implantées en Turquie. La France demeure l’une des sources principales d’investissements en Turquie avec deux milliards d’euros d’investissements directs ces cinq dernières années.

Toutefois, ces statistiques ne permettent pas de voiler une réalité bien moins florissante.  L’éloignement psychologique qui marque désormais les relations affecte l’efficacité de la structure que la France maintient en Turquie et sa capacité d’influence sur le développement du pays.

Refus d'identité

En effet les Turcs affirment que les responsables français se leurrent s’ils pensent qu’il est possible de dissocier le volet européen des relations, liées à un projet qui joue au coeur même de l’identité et du projet de modernisation de la Turquie, de l’aspect purement bilatéral des échanges politiques, culturels et économiques.

Les Turcs ressentent la politique de la France comme un refus de leur identité et de leurs aspirations. D’où un obstructionnisme qui se manifeste tantôt par une exclusion des sociétés de l’Hexagone des grands projets comme le gazoduc Nabucco, tantôt par une rivalité politique qui pousse la Turquie a concurrencer directement l’influence française au Moyen Orient et en Afrique du Nord.

C’est effectivement dans ce contexte que se déroulera la visite présidentielle. La question est donc de savoir quel message le Président Sarkozy pourrait délivrer aux dirigeants et à l’opinion publique turque.

Les événements au Maghreb, fenêtre d'opportunité

Les événements qui bouleversent les pays arabes de la Mediterranée offrent en fait une opportunité remarquable. Cette volonté de transition démocratique, mise en exergue par ces manifestations, constitue un point d’ancrage pour exploiter un nouveau volet de coopération entre Ankara, Paris et Bruxelles : celle de la coopération stratégique en politique étrangère. 

En effet, la restructuration actuelle des champs politique et social dans la région va nécessiter une reconfiguration des initiatives européennes avec les partenaires de la rive sud de la Méditerranée. Les politiques menées jusqu’à présent, que ce soit le processus de Barcelone ou l’Union pour la Méditerranée, n’ont jamais réussi à percer.

C’est une opportunité pour l’Union européenne de réfléchir à une approche plus adéquate, qui prend en compte les changements enclenchées, et également la multipolarité des acteurs influents dans la région.

Turquie, partenaire cardinal

A ce titre, la Turquie émerge comme un partenaire cardinal dans cet effort. Dans sa quête d’influence et de prestige sur la scène internationale, Ankara devrait largement profiter des événements pour consolider sa présence dans la région, tant d’un point de vue diplomatique que politique. Elle est perçue comme un modèle potentiel pour ces pays qui semblent en phase de transition. Autant d’atouts que l’UE ne doit pas oblitérer.

Le président Sarkozy devrait ainsi se déplacer à Ankara comme dirigeant français, mais également comme membre de l’Union européenne. S’il souhaite vraiment renforcer les liens au niveau bilatéral entre la France et la Turquie, il serait bienvenu qu’il fasse part de l’intérêt d’une coopération renforcée entre la Turquie et l’UE en politique étrangère.

Une telle position, d’autant plus en provenance de Paris, témoignerait ainsi non seulement de l’intérêt des deux parties à travailler ensemble, mais le dirigeant français reconnaîtrait de surcroît que la Turquie est un acteur important sur la scène internationale. A défaut de revenir sur sa position d’une éventuelle adhésion, soutenir cette perspective pourrait s’avérer le gage de réussite pour une visite à l’intérêt autrement limitée.